Pourquoi appelle-t-on le Prophète de l’Islam Mahomet ?

Pour les musulmans, Muhammad est le Prophète de l’Islam qui incarne à la fois le sceau de la Prophétie et l’excellence de l’humanité. Aussi prennent-ils soin de ne pas travestir son nom. S’il est Muhammad dans le monde anglo-saxon, en France il demeure Mahomet, un nom considéré comme injurieux par nombre de musulmans. Tentative de déformation injurieuse ou héritage du passé ? Dans cet article, nous essaierons de comprendre d’où vient l’appellation Mahomet.

Une origine Turque ?

Étymologiquement, le nom du Prophète de l’Islam signifie “celui qui est loué”. Depuis plusieurs dernières décennies, une rumeur affirme que le terme Mahomet est une déformation volontaire visant à signifier l’inverse. En effet, Mahomet ressemble à “mâ humida” qui signifie “il n’a pas reçu de louanges”. Cependant, cette hypothèse n’est pas crédible car le nom du Prophète varie d’un pays à l’autre : Mahoma en Espagne, Maomé au Portugal, Magumetu en Corse, Maometto en Italie, pour ne citer qu’eux. Si cette thèse s’avérait exacte (encore faut-il le prouver), elle serait cantonnée à la France ainsi qu’aux rares pays francophones qui utilisent cette terminologie. Nous ne sommes donc pas en face d’un complot millénaire pour salir le nom du Prophète.

La prononciation de Mahomet ne vient pas non plus des peuples turcophones, comme cela est souvent affirmé. Il est vrai que les peuples Turcs ont déformé tardivement le nom de Muhammad en Mehmet, en passant d’abord par Mehemmet. Très répandu en Turquie, Mehmet est donc le diminutif de Mehemmet et renvoie au Prophète.

Si les Turcs ont remplacé le “d” par un “t”, c’est essentiellement pour des raisons liées à la structures de la langue turque. En effet, il n’y a très peu de mots turcs finissant par la lettre “d” dans le turc contemporain. On en dénombre 24, la plupart étant des noms de lieux, comme Riyad ou Madrid, des anglicismes comme barkod, ou des mots turcs anciens comme şad.

Dans la culture turque, une tradition populaire raconte que le nom de Mehmet a été inventé à l’époque ottomane afin de de ne pas salir le nom du Prophète. D’autres traditions populaires expliquent que sa signification serait “petit Muhammed”, toujours dans l’idée de révérence au nom du Prophète. Toutefois, quiconque a visité la mosquée Fâtih d’Istanbul au moment de la prière aura entendu l’hommage rendu à “Muhammad Khan” sous forme d’invocations et constaté qu’en arabe il s’agit bien de Muhammad, et non de Mehmet, bien que les occidentaux l’appelaient Mahomet. Ce qui démontre encore une fois le caractère tardif de cette appellation.

Pour savoir si les Turcs anciens utilisaient ce terme, il faut revenir à l’ouvrage de référence des langues turques et des usages du turc ancien, le Dîvânu Lugâti’t-Türk (littéralement “recueil des langues turques”). Rédigé au XIème siècle par le savant Mahmud de Kashgar, cet ouvrage est une véritable mine d’or sur les questions linguistiques. Unique en son genre, il nous informe de toutes les déformations linguistiques des différents parlers turcs à l’époque de l’apogée des Seldjoukides. Or, Mehmet n’y apparaît pas.

Ce n’est donc pas chez les Turcs qu’il faut chercher l’origine de Mahomet, puisque les Oghouzes occupaient encore la mer Aral et le grand-père d’Osman Ier n’étaient pas nés que Mahomet était utilisé en Occident.

Mahomet, Mahumet, Mahometus, une origine latine

Mahomet est plutôt le fruit d’une latinisation du terme arabe Muhammad. Dès le XIIème siècle, lorsque l’abbé de Cluny connu sous le nom de Pierre Le Vénérable entreprend la traduction du Coran en latin, il retranscrit le nom du Prophète en Mahumet, bien avant le Mehmet turc. Détail intéressant, pour sa traduction il est aidé d’un musulman qu’il appelle lui aussi Mahumet. Ce n’est pas le seul vocable que l’on trouve à cette époque : on trouve également les termes Mahometus, Machometus et plus tardivement Mahometes.

Dans les langues vernaculaires au Moyen-Âge, les dérivations latines de Mahumet son nombreuses et ont plusieurs sens. En France, le sens le plus répandu de Mahomet est celui d’idole. C’est ce que nous apprend le Dictionnaire du Français Moyen. Ce sens n’est pas exclusif à la langue française, et on retrouve au XIVème siècle des textes anglo-normands où le terme idole est remplacé par une variante, maumetz. On lit ainsi dans la chronique du religieux Nicholas Trivet au XIVème siècle que les païens faisaient des “sacrifice as maumetz” et qu’il leur fallait “reneer ses maumetz“, comprenez renier leurs idoles. Dans le même sens, le moine Philippe de Thaon écrivait deux siècles plus tôt “Mahumez brisera, Lur temples destruira“, c’est à dire que les idoles et leurs temples seront détruits. Cette traduction est si récurrente qu’elle est reprise dans une édition de la Bible en anglo-normand de 1325 : “Coment, caunt Joseph amena la Vyrge Marie et Jhesus son fuyz dedenz Egypte, tretuz les maumez ke estoyent dedenz cheyeyent e trebucheyent a la tere“. Dans ce passage, on lit que les maumez (idoles) tombèrent à terre lorsque Marie fuit les infidèles. On voit donc que le sens global de Mahomet et de ses dérivés renvoie à l’idolâtrie, cela d’après les dictionnaires médiévaux. Outre-Manche, on retrouve de nombreux dérivés de Mahomet : makomet, macomete, machomet, makamet, machamete, machamote, makemet, mahimed, mahumet, etc., toutes issus du latin médiéval ou du vieux français.

Par extension, mahomet est aussi utilisé pour désigner celui qui manigance dans l’ombre. Ainsi, l’écrivain français Philippe de Mézières écrivait en pleine guerre de 100 ans que “chaque seigneur a son mahomet“.

De Mahomet à Baphomet

Outre la connotation négative donnée au terme de Mahomet, un autre élément vient appuyer cette volonté de jeter le discrédit sur le nom du prophète de l’islam, celle de l’assimilation à l’idole Baphomet. Pour revenir aux sources de ce rapprochement, il faut remonter aux Croisades, plus précisément la première. A cette époque, les Francs et leurs alliés découvrent l’Orient. Ne le connaissant pas, ils imaginent les musulmans comme étant de vulgaires idolâtres. De ce fantasme colonial avant l’heure et de la méconnaissance de l’Orient va naître un mythe : celui de Baphomet. Nous sommes dans la première croisade, durant le siège d’Antioche, et l’auxiliaire de Godefroi de Bouillon Anselme II d’Ostrevent décrit la situation suivante :

Alors que l’aube pointait, ils invoquèrent bruyamment Baphomet ; et nous priâmes silencieusement notre Dieu en nos cœurs, alors nous attaquâmes et ils furent rejetés des murs de la cité

Anselme II d’Ostrevent, Godefridi Bullonii epistolae et diplomata, 1098

Des historiens en ont déduit que les Croisés avaient déformé le nom de Muhammad, et ce qui devait être à la base des formules d’invocations sur le Prophète (aussi connues sous le nom salawat) de la part des musulmans a été interprété en idolâtrie. Le mal était fait, et la nouvelle se répandit en Occident chrétien que ceux-ci étaient des idolâtres adorant une divinité appelée Baphometh. Cette hypothèse est affirmée notamment dans le “Dictionnaire des dieux, des déesses et démons“, paru en 2016. Elle n’est pas dénuée de sens.

En effet, un écrit du XIIème siècle confirme qu’à cette époque, dans l’esprit occidental Baphomet et Mahomet sont la même personne. Il s’agit du poème en langue occitane intitulé Senhors, per los nostres peccatz, rédigé par le Troubadour occitan connu sous le nom de Gavaudan.

Ce poème n’est pas le seul à décrire les musulmans comme suiveurs ou adorateurs de Baphomet. Austorc d’Orlac, troubadour du XIIIème à Velay, écrivit en son temps un poème se lamentant de la mort Louis IX lors de son expédition contre le royaume Hafside à Tunis. Ceux-ci y sont décrits comme des adorateurs de Bafomet.

A ce titre, Henri-Pascal de Rochegude écrivait en 1819 dans son “Essai d’un glossaire occitanien, pour servir à l’intelligence des poésies des troubadours” que Bafomet était Mahomet. Il indique par ailleurs que le terme Bafomairia était employé, entre autres, pour désigner les mosquées ou le pays des musulmans.

Il est intéressant de constater que la référence à Baphomet revient en Occident suite aux accusations portées contre les Templiers. La puissant ordre qui contrôle une part importe de l’économie des Croisés est accusé par la papauté et le Roi de France de se livrer à des hérésies, notamment celle de l’adoration de Baphomet. Selon l’historien François Raynouard, Baphomet est une altération de Mahomet. Il note également que l’Inquisition avait tendance à accuser les Templiers de rapprochement avec les Sarrasins, lesquels étaient comme nous l’avons vu plus haut, considérés comme des adorateurs de Baphomet. Ainsi, l’accusation d’adoration de Baphomet portée contre les Templiers n’était nullement fondée, mais visait à discréditer les mœurs des Templiers. Plus de détails sont disponibles dans la “Revue des deux mondes : recueil de la politique, de l’administration et des moeurs“, parue en 1837.

Au cours des XIIème et XIIIème siècles, les milieux savants s’intéressant aux savoirs et aux livres arabes, c’est finalement le terme de Mahomet qui s’imposa et perdura. Un terme renvoyant à de sombres accusations et qui n’est donc pas d’origine turque.

Les traductions latines du XIIème siècle

Le Prophète de l’Islam n’est pas le seul personnage de la civilisation islamique à avoir son nom déformé en Occident. Prenons par exemple le grand mathématicien al-Khawârizmî (m. 750) à qui nous devons l’algèbre (de l’arabe al-jabr). Celui-ci est connu dans l’Occident médiéval en tant qu’Algoritmi. L’éminent médecin Ibn Sina (m. 1037) est quand à lui Avicenna. Quant au père de la chirurgie moderne, le grand scientifique andalous Abu al-Qâsim al-Zahrâwî (m. 1013), il est renommé Abulcasis.

Bien que pouvant apparaître insultantes, ces déformations ne sont pas volontaires à proprement parler. Elles sont principalement dues à la translittération des caractères arabes en latin. En effet, tout au long du XIIème siècle, un mouvement inédit de traduction des savoirs arabes fut mis en œuvre, en Espagne et en Italie du Sud (Sicile comprise). Dans des ateliers comprenant très souvent un chrétien, un juif et un musulman, les œuvres des scientifiques du monde musulman sont traduits de l’arabe vers le latin. Cet exercice inédit est caractéristique de ce que les historiens ont appelé la renaissance du XVII siècle. C’était la première fois dans l’histoire que la langue de la Révélation était retranscrite en caractères latins. C’est d’ailleurs à cette époque que Pierre le Vénérable fit traduire le Coran en latin.

Le caractère inédit de ce travail, les lettres arabes n’ayant pas d’équivalent en caractères latins, mais aussi la subjectivité des traducteurs, sont autant de facteurs expliquant ces déformations.

A ce titre, ces déformations sont réciproques. Nombre de toponymies et de personnages occidentaux ont vu leur noms déformés une fois transcrits du latin à l’arabe, ou du latin au Turc (les Turcs avaient adopté l’alphabet arabe). Et pour les mêmes raisons que les occidentaux plus tard. Si nous nous arrêtons au vivant du Prophète de l’Islam, l’empereur romain Heraclius qui régna de 610 à 641, est appelé par les musulmans de cette époque Hiraql. Sa capitale Constantinople est quant à elle appelée al-Qunstantiniyya. Plus tard, lorsque les Omeyyades traversent les Pyrénées, ils parviennent en Ghaliyush (la Gaule) où ils se font conquérants de Tulusha (Toulouse) ainsi que de Qarqashûna (Carcassone), y affrontant al-ifrandj (les Francs). Ceci valait également pour les Turcs qui, lorsqu’ils se rendent maître de l’Anatolie au XIème siècle, renomment Iconium en Konya ou Anküra en Ankara. Plus tardivement, Petrum est renommée Bodrum tandis que Trepezous devint Trabzon.

Quel intérêt de dire Mahomet au XXIème siècle ?

Si les déformations inhérentes du passage d’un alphabet à un autre peuvent être comprises durant l’époque médiévale, voir l’époque moderne, aujourd’hui elles n’ont plus lieu d’être. La linguistique a suffisamment avancé pour qu’on renonce à certaines prononciations, moyenâgeuses dans tous les sens du terme. Aujourd’hui, un musulman lambda est appelé Mohamed tandis qu’à l’époque médiévale tous les musulmans s’appelant Mohamed était appelés Mahomet. Quelle utilité y-a-t-il à différencier, Mahomet pour le Prophète, Muhamed pour le voisin du 3ème, sinon celui d’interroger les musulmans ?

Il faut dire ici que cette volonté de différencier est typiquement latine. Dans le monde anglo-saxon, on dit Muhammad pour tous, on ne différencie pas. Dans le reste du monde latin, on continue d’utiliser Mahoma, Maomé, Maometto, pour désigner le Prophète de l’Islam. Des termes qui sont désuets, à l’instar de Mahométan ou secte mahométane qui ne sont plus utilisés pour désigner le musulman ou l’islam. Nous aurions su nous s’adapter et remplacer Algoritmi par al-Khawarizmi, mais pas assez pour remplacer Mahomet par Mohamed ? Cela n’a pas de sens.

Etant donné l’origine de ce terme, les accusations d’idolâtrie qui y sont liées comme nous l’avons vu, les musulmans francophones récusent ce terme et n’en veulent pas. Le fait de s’obstiner à conserver cette terminologie anachronique insultante interroge. Ce terme construit pour désigner tour à tour une idole puis un faux-Prophète aurait dû être abandonné il y a longtemps. S’il ne renvoie pas à la légende urbaine “Mâ humida”, il renvoie à une image dégradante de l’islam et d’une fausse conception de cette religion. Et cela est une insulte.

Ce pourquoi il faut l’abandonner.

Et que la meilleure des salutations et la meilleure des prières soit sur notre Bien-Aimé, notre Maître Muhammad صلى الله عليه و سلم

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